Un appétit d'ogre (En cuisine)
Après Sept mers et treize rivières (brillant) et Café Paraiso (décevant), Monica Ali, 33 ans, bombardée dès ses débuts "grand espoir des lettres britanniques", était attendue au tournant. En cuisine, livre magistral, dépasse les espérances, tellement il est copieux - entrée, plat de résistance, fromage et dessert - au point de friser l'indigestion : la romancière aurait pu un peu élaguer dans ce pavé de 620 pages, parfois redondant. Il s'agit d'une oeuvre balzacienne qui, partant des cuisines d'un restaurant haut de gamme, quoique légèrement sur le déclin, décrit la société anglaise, du haut de l'échelle, parlementaires et hommes d'affaires, à l'armée de l'ombre constituée de tous les émigrés - Pays de l'est, Inde, Afrique - dont l'exploitation et la condition précaire, véritable esclavagisme moderne, forment le coeur du livre, sans apitoiement, mais avec un souci de réalisme permanent qui glace les sangs. Monica Ali, elle-même arrivée du Bangladesh à l'âge de 3 ans en Angleterre, connait visiblement à fond son sujet, sans pour autant céder à la tentation du documentaire. Non, à l'image des grands écrivains britanniques classiques, à commencer par Dickens, la romancière joue de tous les ressorts de la fiction pour séduire et interpeller son lectorat. Et avec quelle maîtrise, fluidité du style, vivacité des dialogues, elle possède les armes pour flinguer le racisme rampant des élites du pays et dresser un portrait panoramique accablant de l'Angleterre d'aujourd'hui. En choisissant pour héros un chef des cuisines qui, tout en réalisant petit à petit dans quel monde il évolue, pète littéralement les plombs, elle trouve un vecteur de communication idéal pour réaliser une tapisserie sociale sidérante de justesse. Il faut un appétit d'ogre pour dévorer En cuisine mais celle qui a mitonné ce festin mérite largement l'effort à nourrir.